jeudi 29 mars 2018

Presse: Gros plan sur notre partenaire Gérard Bertrand



Publié Le 24.03.2018 

Par MICHEL GUERRIN

Vins : Gérard Bertrand, la marque du succès

Avec 25 millions de bouteilles de vin vendues par an, le prince des Corbières, ex-troisième-ligne de rugby, s’est taillé une place de choix en Languedoc.
Gérard Bertrand à Narbonne (Aude), le 16 mars 2018. OLIVIER METZGER/MODDS POUR « LE MONDE »

Son allure, d’abord, tant elle en impose. Gérard Bertrand avoisine les 2 mètres, il est sec, beau, porte le jean rapiécé, aussi bleu que ses yeux, que le ciel et que la mer du Languedoc. La poignée de main est franche, la voix chantante et directe, la tignasse bouclée. On pense au très bon rugbyman qu’il fut au tournant des années 1980-1990. Il en parle autant que de ses vins. Il a le choix, il en commercialise près de deux cents. Oui, deux cents. Son nom, écrit sur chaque bouteille, est devenu une marque. « Comme le bourbon Jack Daniel’s », dit-il.
Ce prince des Corbières, à 53 ans, vend 25 millions de bouteilles par an. Et comme il aime la compétition, il cite ses titres : premier en France pour les vins bio, premier dans le monde pour la biodynamie, premier vendeur de vins français premium. Il conclut : « J’ai eu une vision, j’incarne le renouveau du Languedoc, et je veux conquérir le monde. »
Il nous reçoit dans son navire amiral, le Château l’Hospitalet, un de ses quatorze domaines, planté dans le massif de la Clape, près de Narbonne. C’est ici, en 2002, que sa vie prend une autre dimension. Le lieu en impose : un ancien hospice du XVIe siècle agrémenté de cyprès et de pins, 100 hectares de vignes, 1 000 de garrigue dans un site protégé. Pour l’acheter, Gérard Bertrand a dû signer un chèque de 9 millions alors que son chiffre d’affaires était de 8 millions.

« Eloge de la patience »

Le vendeur avait pour nom Jacques ­Ribourel, roi de l’immobilier avec les maisons Phénix, qui avait investi beaucoup d’argent dans ce domaine, et en avait beaucoup perdu. Bref, même si les banques ont suivi, Gérard Bertrand fait une folie. Et il triomphe. Il y reçoit 200 000 personnes par an, ce qui en fait le troisième site culturel de la région, après la cité médiévale de Carcassonne et la réserve africaine de Sigean. Attirées par le site, l’hôtel chic, la boutique de vente en bois et béton lisse où sont vendus tous les vins du patron, le restaurant gastronomique, la salle de projection, les concerts hebdomadaires, le centre d’art, le festival de jazz en été.
Gérard Bertrand faisait un chiffre d’affaires de 34 millions en 2000, 105 millions aujourd’hui. Il emploie 300 salariés, dont 70 commerciaux, et ne cesse d’embaucher. Il compte acheter d’autres vignobles, et doubler de taille en cinq ans. « Les astres sont alignés, les vingt ans qui viennent peuvent être énormes. » Impensable d’imaginer une telle spirale. « Mon parcours, c’est l’éloge de la patience. » Toujours à Narbonne. Dès ses 10 ans, il aide son père qui fait le vin de Villemajou (Aude). Ce dernier meurt dans un accident de la route en 1987. ­Gérard Bertrand a 18 ans. « Ça commence dur. » On peut dire ça. D’autant qu’il décide de mener de front trois activités : les 60 hectares de ­Villemajou, une société de courtage en vins et le rugby – il est troisième-ligne en équipe première de Narbonne.
« VOUS POUVEZ CHANGER LES HOMMES OU LES BÂTIMENTS, PAS LA TERRE. »
Ce qui donne une vie de moine. Et de forçat. Une cinquantaine d’heures par semaine dans la vigne, entraînement le soir, repos le samedi, match le dimanche. « J’avais la rage. » Il fera sa dernière année de rugby au Stade français, à Paris, où il est capitaine. A 30 ans, après avoir eu deux fois l’os frontal enfoncé, il arrête. Pour devenir… président du club de Narbonne – le plus jeune de France.
Le vin ? Il fallait la foi, en 1987, tant le marché en Languedoc était rude. La vigne pisse encore beaucoup, les prix sont bas, les bouteilles dures à vendre. Il la vend au début 3,50 francs. « C’était quasiment le même prix qu’en vrac à la coopérative. » Il y avait déjà de très bons vins. Gérard Bertrand cite quelques visionnaires parmi d’autres : ceux qui faisaient un vin de terroir sur les coteaux, comme Aimé Guibert avec son Daumas-Gassac, et ceux qui faisaient un vin de cépage dans les plaines, comme Robert Skalli. Mais l’image globale du Languedoc était encore désastreuse. « C’est en partie la faute de la région. Ici, on a peur du succès, et peu la culture de l’excellence. »

Le sens de l’entreprise

Gérard Bertrand veut la qualité, mais comment ? Le rugby lui montre la voie. Il parle beaucoup avec Max Guazzini, le président du Stade français, qui est un as de la communication et du marketing. Il comprend qu’il lui faut une marque forte, et pour cela une riche gamme de vins, donc bien plus qu’un domaine. Et mener deux activités de front. D’abord, pour avoir une assise, faire du négoce à partir de raisins achetés à des vignerons, qu’il met en bouteille ; asseoir ensuite la marque avec des vins de propriété, qui jouent à fond le terroir et sont vendus plus cher. « Avec le climat, nos 70 cépages, ce qui est unique au monde, j’avais tout pour réussir. »
Encore faut-il, pour un jeune négociant, se faire une place dans la grande distribution, alors que les places sont prises et les coups tordus fréquents. Le vin l’a peut-être empêché d’intégrer l’équipe de France de rugby (son poids trop léger aussi), mais ce sport, une fois de plus, lui a donné un sacré coup de pouce.
Avec des joueurs internationaux, il crée « Les Gastronomes du rugby », chacun portant un produit à vendre : le nougat pour les frères Cambérabéro ; le cassoulet pour les Spanghero ; les fruits pour Daniel ­Dubroca ; les ravioles pour Philippe Saint-André ; les pruneaux pour Philippe Sella… le vin pour Gérard Bertrand. En un tournemain, il place 50 000 bouteilles que des vignerons lui confient chez Leclerc, Carrefour ou Monoprix. Qui affichent les bobines des rugbymen dans leurs catalogues. « Je me souviens d’une soirée de lancement à Besançon avec 6 000 personnes ! » Efficace.
En 1997, le guide Gault & Millau sélectionne quelques-unes de ses bouteilles. Il fait ensuite une grosse percée chez Monoprix, puis chez Nicolas, et sélectionne les vins du Languedoc pour Carrefour. Surtout, la même année, il achète son premier château, Laville Bertrou, puis Cigalus en 1998, où il s’installe avec sa femme. Il achète guidé par le terroir. « Vous pouvez changer les hommes ou les bâtiments, pas la terre. » Le rugby l’a aidé, le nouveau consommateur aussi, qui accepte de payer bien plus cher des vins du Languedoc. Mais Gérard Bertrand a aussi un sacré sens de l’entreprise. Il écrit « Sud de France » sur l’étiquette, plutôt qu’une appellation obscure, qui parle mieux à l’acheteur étranger.
« ON PEUT FAIRE DES COMPROMIS SUR L’ALIMENTATION, MAIS PAS SUR LE VIN, QUI N’EST PAS OBLIGATOIRE POUR VIVRE. »
Et puis il est un précurseur du bio et de la biodynamie à grande échelle – suivre les cycles de la lune sur la majorité des 850 hectares de vignes, ça coûte cher. « On peut faire des compromis sur l’alimentation, mais pas sur le vin, qui n’est pas obligatoire pour vivre. » Il fait du yoga tous les jours, limite sa consommation de viande, se veut dans la frugalité. Il ajoute : « La biodynamie, les gens croyaient que c’était une secte. Beaucoup pensent maintenant que c’est la référence. » Il a développé son credo dans un livre, Le Vin à la belle étoile (La Martinière, 2015), qui a un côté mystique. « Je suis chrétien. »
On demande explication : « Le Christ prônait l’amour, pas la culpabilité. »Lui n’a pas l’air de culpabiliser trop. Il a un trop gros caractère pour cela. Il dit : « J’ai parfois eu raison tout seul, donc j’ai eu tort. » Mais il vend son vin dans 160 pays, avec un négoce qui représente 70 % de son chiffre d’affaires, et uneribambelle de propriétés dont aucune ne perd d’argent. On prend la mesure de son empire dans l’immense boutique du ­Château l’Hospitalet.

Aimé et jalousé

Vins de négoce et vins de propriété, tous en Languedoc – L’Hospitalet, Cigalus, La Sauvageonne, Aigues Vives, Villemajou, La Soujeole… Des vins de toutes les couleurs, estampillés « Bertrand », mais chacun avec son étiquette. On y trouve des rosés à 5 ou 6 euros qui apportent du cash. Des pétillants, de l’eau-de-vie à 80 euros, de vieux flacons jusqu’à 580 euros. Le dernier-né des vins est Clos d’Ora, en minervois, un petit vignoble labouré au cheval et au mulet, élevé en biodynamie, bien sûr. Une goutte d’eau dans l’univers Bertrand, mais un diamant dans le groupe. Et un prix en conséquence : 190 euros.
Gérard Bertrand s’entoure d’œnologues mais il fait ses vins. « Je suis viticulteur, vinificateur, commerçant, gestionnaire, communicant. » Il voyage cent cinquante jours par an dans le monde entier pour porter ses couleurs. Pour la première fois en 2017, il a plus vendu ses vins à l’étranger qu’en France, et d’abord aux Etats-Unis, où il a une place de roi. En fait-il trop ? « J’ai toujours nagé à contre-courant. » Il ajoute qu’il se sent aimé et jalousé, mais que les salaires sont chez lui élevés, et que, dans son groupe, on aime les « troisièmes mi-temps ».
Ce qui frappe, c’est d’avoir autant bourlingué et vendu dans le monde, sans jamais ou presque n’avoir quitté Narbonne. C’est en Languedoc qu’il s’agrandira encore, lié à son besoin viscéral de la nature et du ciel azur qu’il regarde droit. « Je vais mourir ici, dans le vin, mais debout. »

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